Interview : Pierre Calvy, ingénieur halieute à l’IFREMER « Empêcher la destruction de nos écosystèmes n’est plus une priorité, c’est LA priorité »

Pôle Océan vous propose aujourd’hui une interview immersive dans le quotidien d’un ingénieur halieute.

Pierre Calvy est porteur du projet de plateforme European Marine Information, nouveau réseau social dédié à la mer. Il travaille actuellement sur le projet européen PANDORA en tant qu’ingénieur halieute auprès de  l’IFREMER (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer).

Pierre Calvy ingénieur halieute ifremer
Pierre Calvy, ingénieur halieute à l’IFREMER

Il a gentiment accepté de répondre à nos questions au sujet de son métier d’ingénieur halieute, mais également sur les sujets environnementaux chauds du moment.

Pouvez-vous nous présenter rapidement l’IFREMER ? Quel est le rôle de l’Institut ? Quels sont les résultats concrets déjà obtenus ?

La France a la chance d’être doté d’une institution scientifique entièrement dédiée à la mer. Ce n’est pas le cas de tous les pays européens. L’IFREMER est un acteur majeur en matière d’innovation et de recherche marine sur la scène mondiale. Son expertise va de la physique des océans à la biologie.

« L’expertise de l’IFREMER va de la physique des océans à la biologie. »

L’halieutique ne représente qu’une petite partie des travaux, mais dans ce domaine, le rôle d’appui de notre institut est devenu indispensable à la bonne gestion des stocks. Notamment, les travaux menés pour évaluer tous les ans l’abondance des espèces permettent de comprendre la dynamique des stocks et leurs sensibilités aux variations environnementales.

Ces connaissances permettent notamment de réguler l’activité de pêche et de la concilier avec un véritable progrès de l’état écologique des eaux communautaires.

En savoir plus sur l’IFREMER : https://wwz.ifremer.fr/

https://www.youtube.com/watch?v=9A9UOAfYCZU

Qu’est-ce que le métier d’ingénieur halieute ? En quoi cela consiste ? Quelle est votre formation ?

Le mot halieutique désigne les ressources alimentaires qui viennent de la mer, autrement dit le poisson et les coquillages. L’ingénieur halieute est un agronome spécialisé dans les produits de la mer. Il peut travailler à plusieurs niveaux de la filière pêche depuis la connaissance des stocks de poissons jusqu’à la vente.

« L’ingénieur halieute est un agronome spécialisé dans les produits de la mer. »

Les ingénieurs de recherche sont en amont. Ils mettent en œuvre des techniques scientifiques pour mieux comprendre l’évolution des populations de poissons, les effets de la pêche, du changement climatique ou les interactions entre espèces.

Pour accéder au métier d’ingénieur halieute, plusieurs masters de biologie marine existent en France, cependant la voie principale des halieutes est Agrocampus Ouest. L’école  d’ingénieur agronome de Rennes est la seule à proposer une formation en halieutique. Pour ma part j’ai intégré la spécialité après un tronc commun à Bordeaux Sciences Agro.

Comment s’organise votre travail d’ingénieur halieute ? Quels sont vos interlocuteurs ?

Dans le cadre de l’IFREMER, le travail d’ingénieur halieute est organisé en projets de recherches menés par des équipes internationales. Le principal financeur de ces projets est l’union européenne au titre de la politique commune des pêches. Les travaux sont dirigés par des chercheurs.

Le rôle de l’ingénieur est multiple allant de la récolte à l’analyse des données. Il participe à l’organisation de campagnes océanographiques et peut être amené à interagir avec divers acteurs du monde de la mer : pêcheurs, organisation de producteurs. Il doit aussi pouvoir discuter avec des décideurs politiques ou plus généralement avec le monde administratif auquel il rend des comptes pour conseiller les décisions sur la base des travaux scientifiques.

A quoi ressemble la journée type d’un ingénieur halieute ?

On peut distinguer trois tâches principales dans un travail comme le mien :

  • Le traitement des données scientifiques,  la moitié du temps.
  • L’organisation et la réalisation de campagnes scientifiques, un quart du temps.
  • La rédaction de rapports et la préparation de présentations, un quart du temps.

Par exemple mon travail actuel porte sur l’état du stock de dorade rose (Pagellus bogaraveo) dans le Golfe de Gascogne. Il s’agit d’estimer la biomasse résiduelle de ce stock à la pointe Bretagne en réalisant une étude acoustique avec la participation des pêcheurs. Le projet PANDORA dans lequel il s’inscrit est financé par l’Union Européenne et contient d’autres études avec des objectifs similaires dans les différentes mers exploitées du continent.

Pour la France, il se résume à cette étude et à une évaluation du stock de raies avec les méthodes génétiques. Pour la dorade rose, nous disposons des données annuelles de pêches que nous résumons en réalisant des cartes. Il faut ensuite organiser les campagnes avec les pêcheurs concernés, assurer le fonctionnement du matériel, définir les zones… Parfois, vous êtes appelé en renfort pour une autre campagne scientifique.

En dix-huit mois, je totalise quarante jours de mer. A terre, le traitement des données est principalement informatique. J’ai dû apprendre à maîtriser les spécificités de l’acoustique sous-marine. Les connaissances biologiques pratiques sont également importantes.

Par exemple pour connaître l’âge des poissons, nous devons extraire et lire les otolithes. Ces petites pièces calcifiées détiennent des informations précieuses sur la vie de l’individu.

« J’ai dû apprendre à maîtriser les spécificités de l’acoustique sous-marine. Les connaissances biologiques pratiques sont également importantes dans le métier d’ingénieur halieute. »

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre projet de plateforme European Marine Information ?

EMI est un outil de partage en sciences marines. Il se conçoit comme un réseau social dédié à la mer dans lequel naîtront des projets de sciences participatives. Le but est d’inciter un maximum de personnes à s’impliquer pour la préservation de nos océans d’une manière ou d’une autre. Nous avons eu l’idée du projet European Marine Information en 2016 avec un autre étudiant de Bordeaux Sciences Agro qui est aujourd’hui ingénieur halieute également.

Si les financements nécessaires sont recueillis, nous pourrons piloter le développement d’un véritable outil collaboratif au niveau européen. Nous comptons beaucoup sur l’investissement des jeunes.

Parlez-nous du programme prioritaire de recherche « Océan et Climat » ?

Ce programme né en 2014, témoigne d’une prise de conscience quant au rôle centrale des océans dans le changement climatique. La pollution plastique et l’augmentation du taux de carbone produisent actuellement des effets irréversibles sur la faune et la flore marine mondiale.

Malheureusement la science a été trop lente à chiffrer précisément ces impacts par manque de moyen et devant l’étendue des questions soulevées. Mais nous voyons que malgré les éléments dont nous disposons déjà, la volonté politique reste faible comparée à l’enjeu. La priorité donnée à ce programme est le signe positif qui permet d’espérer l’établissement d’une meilleure proportionnalité entre moyens et enjeux (en savoir plus sur la plateforme POC).

Un mot sur la journée du 12 mars prochain « Ensemble, protéger l’océan ! Connaître pour agir » ? Quels seront les thèmes abordés et les enjeux ? Quel sera le déroulement de cette journée ?

Le 12 mars prochain se déroulera au collège des Bernardins à Paris la journée « Ensemble, protéger l’Océan ». L’IFREMER organise cette journée avec l’Office Français pour la Biodiversité en prévision de futures échéances mondiales importantes : Congrès mondial de la Nature, COP15 Biodiversité et de la Décennie des Nations Unies pour les sciences océaniques.

Au programme : Enjeux de recherche, pêche et océans profonds. Le colloque s’adresse aux élus, décideurs, représentants des institutions nationales et européennes, de la communauté scientifique, des associations, fondations et ONG, et plus largement à tous les acteurs du monde économique maritime.

« Au programme de ce colloque : Enjeux de recherche, pêche et océans profonds.  »

L’objectif est de diffuser les connaissances récentes sur la biodiversité et les services écosystémiques des océans pour préparer au mieux les prochains rendez-vous. Des journées comme celles-ci sont les clés de l’efficacité lors d’évènements de plus grande ampleur.

Retrouvez le programme sur https://wwz.ifremer.fr/journeebiodiversiteifremerofb/Programme

Passons aux sujets d’actualité.  Est-ce que selon vous le Brexit va avoir une incidence sur les projets en cours ou à venir ?

Le Brexit aura une incidence sur la pêche française en général puisque nous partagions jusqu’ici nos zones de pêche avec la Grande-Bretagne. Au niveau de la recherche, cela ne devrait pas impacter la capacité des individus de différentes nationalités à coopérer entre eux puisque la communauté scientifique est très structurée au-delà des frontières nationales et même continentales.

En revanche l’absence de budget commun avec les britanniques peut poser problème pour l’élaboration de futurs projets. En matière de pêche, il est possible de conserver la politique commune de manière bilatérale entre l’UE et la Grande-Bretagne. Je crois qu’il faut encourager cette voie.

Pour vous, est-ce que l’hydrolienne est une solution d’avenir ?

L’hydrolien est peu développé malgré un potentiel énergétique avéré depuis de nombreuses années (en savoir plus sur l’hydrolienne fluviale). Pourtant je ne peux pas garantir qu’il soit une solution d’avenir étant donné les coûts de mise en œuvre de tels dispositifs et le faible coût de l’énergie atomique pour la France en comparaison.

L’éolien offshore semble lui aussi avoir des difficultés à s’implanter malgré notre connaissance des vents en mer. En bref, les ambitions maritimes sont fortes en termes d’EMR mais personne n’ose réellement se jeter à l’eau car les coûts sont trop élevés.

Pouvez-vous nous en dire plus sur les micro-algues.  Le bio carburant aux micro-algues peut-il être également une solution d’avenir ?

Les micro-algues sont des organismes essentiels dans le cycle du carbone. D’abord, leur capacité de stockage du carbone en fait de puissants alliés dans la lutte contre le changement climatique, en particulier contre l’acidification des océans. Le carbone peut ensuite de nouveau être utilisé par l’homme sous forme de méthane et fournir des carburants.

La diversité des micro-algues encore inconnues et notre capacité à caractériser de plus en plus rapidement leur potentiel grâce à la génomique, permettent raisonnablement de croire dans le développement de solutions énergétiques de masse.

Que dire de la 25e conférence des Nations unies sur le climat (COP25) qui s’est déroulée à Madrid en décembre dernier et qui souhaitait mettre la préservation des espaces marins sur le devant de la scène ? Que peut-on attendre de la COP26 qui se tiendra à Glasgow en novembre 2020 ?

La COP 25 est un barreau fragile d’une longue échelle à gravir. On note d’abord la démission du Chili qui en dit long sur le caractère secondaire que peut revêtir la crise climatique face aux crises sociales locales. Dans une autre mesure, l’absence d’Emmanuel Macron et la faible présence d’Edouard Philippe à Madrid traduisent le même phénomène. La présence des politiques est ce qui donne de l’impact à ce genre d’évènement.

Le travail de synthèse fait par les ONG, les instituts scientifiques et même les gouvernements ne peut avoir de conséquences rapides sans une volonté politique qui s’inscrit dans la durée. Toutes les décisions prises lors de l’accord de Paris n’étaient pas conciliables avec le mode économique actuel.

« Toutes les décisions prises lors de l’accord de Paris n’étaient pas conciliables avec le mode économique actuel. »

Aujourd’hui les pays engagés ne peuvent qu’abaisser leurs ambitions climatiques dans de telles conditions. Il faut être courageux et savoir reculer à court terme sur le terrain économique si l’on veut être cohérent. Une meilleure harmonie de l’homme avec son environnement naturel fournira des résultats économiques bien supérieurs à moyen et long terme.

Est-ce que ces grands rendez-vous qu’on peut dire manqués avec l’opinion publique, ne finissent-ils pas par être contre-productifs à la longue ?

Ces  grands rendez-vous sont tout de même l’occasion d’une prise de conscience importante pour le grand public et ils donnent des échéances temporelles indispensables aux engagements collectifs. Si les répercussions sont en effet négatives en termes d’image de la lutte contre le changement climatique, le travail lui est bien réel.

« Ces  grands rendez-vous sont l’occasion d’une prise de conscience importante pour le grand public et ils donnent des échéances temporelles indispensables aux engagements collectifs.« 

C’est ce travail qui permet d’aboutir à des mesures efficaces. La faiblesse des mesures prises en commun entre les états ne doit pas les empêcher de s’engager individuellement. Empêcher la destruction de nos écosystèmes n’est plus une priorité, c’est LA priorité. Il faut en tirer les conséquences.

Entre l’urgence écologique de protéger les eaux internationales et  l’impossibilité des pays du monde à se mettre d’accord comme on l’a vu à la COP25, pensez-vous possible la ratification d’un traité sur la haute mer en 2020 comme cela est prévu ?

Je pense qu’il y aura bien un traité ratifié, la question porte sur son contenu. Une législation mondiale sur la haute mer c’est inédit. Pour moi c’est l’occasion de dire réellement ce que nous voulons faire de notre planète puisqu’on ne touche pas aux souverainetés nationales. On a donc la possibilité de placer au premier plan les enjeux écologiques et sociétaux sur une surface qui couvre 45% du globe, sans commettre d’injustice.

« Je pense qu’il y aura bien un traité ratifié, la question porte sur son contenu. Une législation mondiale sur la haute mer c’est inédit.« 

L’heure n’est plus à la découverte et à l’appropriation de ces espaces par certains pays et certaines sociétés. On peut considérer que tout ce qui s’y trouve appartient à l’humanité entière. Il s’agit donc de définir les règles de protection et d’utilisation de ces espaces au service de tous.

C’est ce qui pose problème car les pays actuellement capables de tirer parti des ressources qui s’y trouvent – comme le potentiel génétique des organismes marins – ne feront pas le travail gratuitement pour les autres.

Si on veut une justice internationale pour ces espaces, il faut donner les moyens à des structures trans-étatiques de conduire des travaux au nom de tous.

Pensez-vous que la nouvelle réglementation mondiale « Low Sulphur » qui est rentrée en application depuis le 1er janvier, va dans le bon sens ?

Cette mesure de limitation forte des émissions de souffre fait partie de la lutte contre l’acidification des océans. Difficile de dire son impact potentiel mais cela semble aller dans le bon sens. Je pense également que la limitation des vitesses de transport permettrait d’importantes économies de carburant. Le fret peut également s’imaginer en autonomie énergétique. Quoi de plus naturel qu’un transport de marchandise à la voile ?

20 ans après l’Erika, pensez-vous que le transport maritime est désormais plus sûr ?

Le naufrage de l’Erika est la résultante d’une série de risques pris. Je pense que les contrôles des navires se sont améliorés en Europe et que les compagnies pétrolières ont encore beaucoup plus à perdre aujourd’hui avec ce genre d’évènement. Le transport européen est nécessairement plus sûr bien que la pratique des pavillons de complaisances ne semble pas avoir totalement cessée.

Que pensez-vous de l’interdiction récente de la pêche au chalut pour protéger les bars et les dauphins en Charente-Maritime ?

Concernant le bar, les avis scientifiques sont divergents. Bien que l’état du stock du Sud (Golfe de Gascogne) soit meilleur que celui du nord (Manche, Mer du Nord,  Mer Celtique), la tendance à la baisse de l’état de ce stock incite à la prudence. En particulier, le CIEM (conseil international pour l’exploration de la mer) préconise une baisse globale de l’effort sur l’année pour ce stock. On sait également que la pêche récréative représente un poids non-négligeable pour ce genre d’espèces.

Pour les dauphins, c’est compliqué car les populations de petits cétacés semblent avoir fortement augmenté ces dernières années. Il me semble qu’une mesure importante serait de donner aux pêcheurs la possibilité de déclarer leurs captures accidentelles sans risquer leur métier. De cette façon seulement, on pourrait avoir une idée claire de l’impact des différentes pêcheries sur ces espèces. Cela est nécessaire pour prendre des décisions cohérentes.

Revenons à des sujets plus légers. Passionné par les mers et les océans, avez-vous une espèce préférée ?

Le cachalot ! Sa taille, sa forme, ses plongées impressionnantes par leur temps et leur profondeur… Tout nous interpelle chez ce cétacé. Longtemps j’ai voulu travailler sur les baleines, c’est ce qui m’a amené à mon métier actuel. J’ai commencé en allant voir ma mairie pour me financer un stage sur les baleines à Bosses à Madagascar.

Là-bas, j’ai été récompensé pour une photo de saut qui est toujours dans ma cuisine. Le comportement des mammifères marins nous parait étrange tellement il peut être empreint d’empathie. L’organisation des orques, témoigne d’une intelligence collective formidable.

Avez-vous un livre de chevet à nous conseiller sur le thème de la mer ?

Mon inspiration vient d’abord des grands livres encyclopédiques. Récemment, le livre Plancton de Christian Sardet* a suscité mon admiration. On y voit toute forme d’organismes flottants, chaque bactérie est un véritable sujet d’art. L’infiniment petit s’étale sous nos yeux et semble vouloir nous livrer un secret.

Un dernier mot pour conclure ?

Merci pour votre travail de sensibilisation aux enjeux maritimes. La connaissance dont nous disposons chacun est la fondation du progrès réel.

Encore un grand merci à Pierre Calvy, ingénieur halieute à l’IFREMER d’avoir répondu à toutes nos questions !

* Plancton – Aux origines du vivant, Christian Sardet, Editions Ulmer

Auteur : Vincent T.